Pour notre chronique « Petit(s) conte(s) de la folie secrète », voici le
magnifique texte sur François Fiedler qu'écrivait pour nous notre ami
François Chevalier (en septembre 2014) :
Il a suffi que Miro
aperçoive une de ses toiles dans la vitrine d’une petite galerie pour
que François Fiedler devienne, à 25 ans, l’un des poulains de la
prestigieuse Galerie Maeght en compagnie de Braque, Calder, Giacometti,
Chagall, Tapies, Ubac, Tal Coat …. Un vrai coup de chance pour le jeune
peintre hongrois : dans ces années -là les vrais amateurs d’art abstrait
étaient peu nombreux et l’œil infaillible d’un Miro aussi rare que
maintenant. D’autant plus que Fiedler, qui parlait à peine français,
n’était pas un Rastignac et se souciait fort peu de plaire : si ses amis
ne l’en avaient empêché il se serait installé en province, au diable,
là où aucun critique d’art n’a jamais mis les pieds. Rien de mieux pour
le décrire, d’ailleurs, que de faire la liste des auteurs qu’il a
illustrés : des poèmes de St Jean de la Croix, des pensées d’Héraclite
et l’Evangile selon St Mathieu … Du poétique, du philosophique et du
religieux. Une nourriture d’anachorète qui se souciait peu de vivre dans
un décor ingrat de grande banlieue tant qu’il avait pour survivre un
atelier, un jardin avec des arbres et des fleurs, et de la musique : du
Mozart et du Monteverdi principalement. Et un chat aussi peut-être.
L’essentiel de la vie pour lui était définitivement « intérieur ». Il
était lancé dans une quête sans fin, à la poursuite d’un but qui était
bien autre chose que la gloire. Depuis que Pollock lui avait donné, avec
l’Action Painting, ce qu’il pensait être l’outil pour le faire, il
s’acharnait à résoudre une contradiction insoluble sans voir que c’est
sa propre lutte qu’il décrivait. Celle de fixer un monde qui ne tient
pas ensemble, où les cercles ne sont jamais vraiment fermés, où les
traits venus on ne sait d’où glissent au hasard des surfaces et se
démultiplient sans raison, où des explosions de couleurs restent
suspendues dans l’espace et où les vides sont remplis de présences
insaisissables. Un monde à la stabilité constamment évasive, faite de
déséquilibres superposés, toujours prêts à se défaire et pourtant
arrêtés. Un monde inquiet, sans repos, fait de formes en cours de
changement même quand elles ont l’air achevées et dont le titre d’une
des œuvres résume génialement l’intention générale : « Tourbillon fixe
». Un monde inachevé en perpétuel recommencement, qui vous échappe quand
on veut le saisir et crée autre chose que ce que l’on attend. Le monde
d’Héraclite, en fait, qu’il avait illustré depuis toujours sans le
savoir (ou le savait-il?), bien avant d’en avoir la commande. Parce
qu’il le sentait comme ça. Parce qu’il était un artiste et qu’il
pressentait le monde avec une acuité sans pareille mais ne pouvait
l’expliquer par des mots. Car c’était son corps tout entier, nourricier
de son imaginaire, qui avait perçu cette vérité et ne pouvait la
transcrire que par ce qui était son langage à lui : une forme.
Contredisant ainsi le discours simpliste de Duchamp exaltant la
supériorité du discours intellectuel sur « l’animalité » du discours
artistique. Comme si l’être humain n’avait pas d’autre moyen
d’appréhender le monde que la logique et la raison! Alors qu’il est
capable de capter par les sens, comme l’a fait cet écorché vif de
Fiedler, tout changement majeur en train de se développer dans la
perception de la réalité. Comme celui qui lui faisait mettre au cœur de
son art une harmonie d’une extrême audace car toujours précaire, une
organisation non rassurante de l’espace contraire à celles des
classiques, en empoisonnant la beauté de ses formes par la suggestion
constante de leur fugacité …
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