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Petits contes de la folie secrète


Nous avons souhaité lui offrir un petit espace libre d'écriture et de pensée puisqu'il nous a semblé, avec un mélange de malice et de force, être un conteur passionnant-passionné de l'art. Journaliste et critique d'art, puis producteur à France Culture et collaborateur de la galerie et de la Fondation Aimé Maeght, François Chevalier a été le fondateur et le rédacteur en chef des « Chroniques de l'art vivant », avant de se consacrer logiquement à l'art visuel par excellence du XXe siècle : le cinéma. Il est l'auteur, en 2010, de « La société du mépris de soi - De l'Urinoir de Duchamp aux suicidés de France Télécom », ouvrage publié par les éditions Gallimard. </p>

Juillet 2018 - Anselme Boix-Vives

On dit qu’à ses funérailles, il y avait plus de fleurs qu’il n’en avait jamais peintes. Cela paraît invraisemblable tant il avait aimé les représenter serrées, agglutinées, collées les unes aux autres par centaines, en patchworks multicolores, des fleurs innombrables rassemblées pour se suffire à elles-mêmes ou devenir motifs d’ornementation, proliférant dans des espaces sans ciel ni sol. Parce qu’Anselme Boix-Vives n’aimait pas le vide expliquant avec ses mots et son fort accent espagnol que « ça ne fait pas joli » et que des fleurs « ça garnit très bien ». Ainsi ses tableaux  grouillent-ils de couleurs et de lumière, bruissant d’oiseaux, de bêtes sauvages et de personnages fabuleux toujours cernés de fleurs et de feuillages. « ça va tout seul, tout est fait d’imagination, je ne sais pas faire des copies.

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    Quand un tableau est fini, je ne sais plus le refaire » expliquait-il, lui qui n’avait jamais lu un livre ni vu aucune peinture de toute sa vie.

    Fulgurant et bien trop bref fut son parcours d’artiste puisque le prodige autodidacte entra en peinture pour occuper sa retraite dont il ne put jouir que sept ans, entre 1962 et 1969. Et c’est aux encouragements de son fils Michel, décorateur et antiquaire formé aux Beaux-arts, qu’il le dut. « Papa, tu devrais peindre. Quand on était petits, tu nous faisais des oiseaux, des fleurs ; c’est ça, la peinture »… Tout a démarré comme ça, comme une évidence pour le fils comme pour le père. J’ai eu la chance de rencontrer le premier, ami et grand pourvoyeur des meubles régionaux de mon oncle, dans sa grande maison du centre-ville de Moûtiers à l’occasion d’un repérage pour le magazine Elle déco que j’avais initié dans les années 90. Il était en train de réaménager entièrement son immense appartement jusqu’alors très « seventies » et le résultat promettait d’être spectaculaire. Mais c’est surtout à cette occasion que j’eus le bonheur de découvrir l’œuvre d’Anselme.
    A Moûtiers donc, à la croisée des grandes stations de Tarentaise, c’est dans sa cuisine, sur la grande table occupant tout l’espace, qu’il avait peint à plat, sans relâche, presqu’à la chaîne, à la gouache ou au ripolin et sur tous les supports qu’il avait sous la main : cartons de tous formats, feuilles à l’en-tête de sa précédente « Poissonnerie centrale A. Boix » ou de son négoce de primeurs, seul ou en compagnie d’anciens comme lui. Son inspiration, il la puisait dans ce qu’il voyait à la télé et entendait à la radio : « Je travaille avec la TSF, la télé et la peinture, ça marche tous les trois ensemble, quand il y en a un qui manque, ça manque. Les images ou simplement les paroles, ça me suffit pour commencer un tableau ». C’est ainsi qu’il a peint des gens célèbres comme Kennedy, De Gaulle, Castro, Makarios, Jean XXIII, « Joséphine Baker et ses nombreux enfants », Fernandel en Dom Camillo ou encore la speakerine Catherine Langeais et l’animateur Marcel Fort du jeu radiophonique Quitte ou double, Brassens « parce qu’il est très photogénique et qu’il m’a tapé dans l’œil ». Il nous a aussi laissé des femmes qui fument, « parce qu’elles sont très jolies », des reines et des concierges, des mariés, des bohémiens, des familles, des pêcheurs et des skieurs, des gendarmes et des sergents, des curés et des religieuses, des clowns et des danseuses, des cavaliers ou des infirmières, des bossus et des ministres.
    Quelques mises au tombeau bien inspirées de celle de la cathédrale de Moûtiers côtoient de nombreux personnages lunaires ou des Martiens alors que le premier homme marchera sur la lune d’ici quelques mois. Visionnaire, Boix-Vives le fut à sa manière !
    Au registre animalier, on trouve des oiseaux familiers comme les moineaux mais aussi des cigognes, des aigles, des hiboux, des faisans, des paons ou des toucans. Des chiens cohabitent avec la faune montagnarde à l’image de bouquetins, chamois, marmottes, écureuils et autres renards, avec d’exotiques paresseux et panthères, avec des éléphants blancs porte-bonheur.

    Optimiste enjoué, farfelu et généreux, auteur d’un « plan pour la paix » qu’il envoya à De Gaulle dont il n’eut pas de réponse, Anselme Boix-Vives nous a laissé près de deux mille cinq cents œuvres, une imagerie primitive et ingénue, un univers luxuriant, exubérant, flamboyant célébrant la beauté de la vie sous toutes ses formes, un monde merveilleux nourri en partie de ses souvenirs d’enfant berger mais surtout de ce tempérament solaire si précieux et tellement rare.
    A voir absolument l’émission culturelle Champ libre de la RTS, un entretien diffusé le 23 mars 1966, savoureux !  Frédérique Peindarie (Ancienne co-fondatrice de la revue Idéart)

    Lors de cette dernière décennie, deux grandes expositions lui ont été consacrées : en 2009 à la Halle Saint Pierre de Paris et aux Musée des Beaux-arts de Chambéry en 2018.

    Courte biographie de l'artiste :
    Anselme Boix-Vives naît le 3 janvier 1899 à Herbes et en Espagne. Enfant, il ne fréquente aucune école, n'apprend ni à lire ni à écrire. Avec ses frères, il garde les moutons avant d'émigrer en France à l'âge de 18 ans. Arrivé en Savoie, il s'installe à Moûtiers en 1928 où il ouvre son magasin de primeurs. En marge de son travail, ses pensées d'humaniste bienfaiteur, son rejet des armes et de la guerre, le conduisent à imaginer un monde idéal où notre planète serait un éden pour tous.
    Son optimisme le pousse à proposer ses écrits à tous les grands de ce monde. En vain. Il ne sera écouté de personne. À la veille de sa retraite, à l'invitation de son fils Michel, il va peindre et vivre magistralement les dernières années de sa vie. C'est en juillet 1962 qu'Anselme Boix-Vives entre en peinture, libérant d'un seul coup le réservoir somptueux de son imaginaire. En mars 1964, Anselme Boix-Vives expose pour la première fois à Paris, Galerie Denise Breteau ; deux mois plus tard, il est à la Kunsthalle de Berne et termine l'année à la Galerie Charpentier, dans le groupe des « Primitifs d'aujourd'hui ».
    Visionnaire prophétique et inspiré, Anselme Boix-Vives est, de toute évidence, l'un des artistes majeurs de l'Art brut. Il meurt le 24 août 1969 et repose au cimetière de Moûtiers.

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Septembre 2014 - François Fiedler

Il a suffi que Miro aperçoive une de ses toiles dans la vitrine d’une petite galerie pour que François Fiedler devienne, à 25 ans, l’un des poulains de la prestigieuse Galerie Maeght en compagnie de Braque, Calder, Giacometti, Chagall, Tapies, Ubac, Tal Coat …. Un vrai coup de chance pour le jeune peintre hongrois : dans ces années -là les vrais amateurs d’art abstrait étaient peu nombreux et l’œil infaillible d’un Miro aussi rare que maintenant. D’autant plus que Fiedler, qui parlait à peine français, n’était pas un Rastignac et se souciait fort peu de plaire : si ses amis ne l’en avaient empêché il se serait installé en province, au diable, là où aucun critique d’art n’a jamais mis les pieds. Rien de mieux pour le décrire, d’ailleurs, que de faire la liste des auteurs qu’il a illustrés : des poèmes de St Jean de la Croix, des pensées d’Héraclite et l’Evangile selon St Mathieu … Du poétique, du philosophique et du religieux.

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    Une nourriture d’anachorète qui se souciait peu de vivre dans un décor ingrat de grande banlieue tant qu’il avait pour survivre un atelier, un jardin avec des arbres et des fleurs, et de la musique : du Mozart et du Monteverdi principalement. Et un chat aussi peut-être. L’essentiel de la vie pour lui était définitivement « intérieur ». Il était lancé dans une quête sans fin, à la poursuite d’un but qui était bien autre chose que la gloire. Depuis que Pollock lui avait donné, avec l’Action Painting, ce qu’il pensait être l’outil pour le faire, il s’acharnait à résoudre une contradiction insoluble sans voir que c’est sa propre lutte qu’il décrivait. Celle de fixer un monde qui ne tient pas ensemble, où les cercles ne sont jamais vraiment fermés, où les traits venus on ne sait d’où glissent au hasard des surfaces et se démultiplient sans raison, où des explosions de couleurs restent suspendues dans l’espace et où les vides sont remplis de présences insaisissables. Un monde à la stabilité constamment évasive, faite de déséquilibres superposés, toujours prêts à se défaire et pourtant arrêtés. Un monde inquiet, sans repos, fait de formes en cours de changement même quand elles ont l’air achevées et dont le titre d’une des œuvres résume génialement l’intention générale : « Tourbillon fixe ». Un monde inachevé en perpétuel recommencement, qui vous échappe quand on veut le saisir et crée autre chose que ce que l’on attend. Le monde d’Héraclite, en fait, qu’il avait illustré depuis toujours sans le savoir (ou le savait-il?), bien avant d’en avoir la commande. Parce qu’il le sentait comme ça. Parce qu’il était un artiste et qu’il pressentait le monde avec une acuité sans pareille mais ne pouvait l’expliquer par des mots. Car c’était son corps tout entier, nourricier de son imaginaire, qui avait perçu cette vérité et ne pouvait la transcrire que par ce qui était son langage à lui : une forme. Contredisant ainsi le discours simpliste de Duchamp exaltant la supériorité du discours intellectuel sur « l’animalité » du discours artistique. Comme si l’être humain n’avait pas d’autre moyen d’appréhender le monde que la logique et la raison! Alors qu’il est capable de capter par les sens, comme l’a fait cet écorché vif de Fiedler, tout changement majeur en train de se développer dans la perception de la réalité. Comme celui qui lui faisait mettre au cœur de son art une harmonie d’une extrême audace car toujours précaire, une organisation non rassurante de l’espace contraire à celles des classiques, en empoisonnant la beauté de ses formes par la suggestion constante de leur fugacité …

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Juillet 2014 - Eduardo Chillida

Il était une fois un petit garçon qui rêvait d’être footballeur. Son père militaire et sa mère musicienne qui ne connaissaient rien à ce jeu fantastique n’étaient pas trop enthousiastes. C’est lui tout seul, Eduardo Chillida, qui, à force de taper dans le ballon avec ses copains, en avait tout appris. Et il est entré dans l’équipe de sa ville. Comme il était grand, bondissait bien et n’avait pas peur des pieds des autres, on l‘a nommé gardien de but. Et là, seul dans sa cage, devenu le dernier recours de ses équipiers ayant perdu le ballon, il a appris à vivre dans l’inquiétude et l’urgence de sa responsabilité. Un sentiment qui ne le ne quittera plus. Mais il avait un coup d’œil si juste pour visualiser en un éclair le tracé possible du ballon et celui de son corps dans l’espace, qu’aucun but n’était plus marqué par l’adversaire. Il a même été question qu’il devienne professionnel.

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    Jusqu’au jour où un genou tordu l’a arraché à son rêve. Cependant restait toujours en lui le même désir secret qui l’avait fait gardien de but : celui de maîtriser l’espace. C’est pourquoi il a d’abord tâté de l’architecture avant de découvrir dans le dessin le meilleur moyen d’explorer les contours de cette matière insaisissable qu’il tentait de saisir. Puis il a trouvé la solution : il a créé un truc inspiré des monuments funéraires de chez lui qu’on appelle Ilarik, qui a été le premier d’une longue série de pièges, baptisés sculptures, donnant un sens au vide. Des sortes de hiéroglyphes totémiques en fait, tout un discours de signes s’appropriant le monde tout d’abord discrètement puis de façon de plus en plus monumentale. Beaucoup de ceux-ci étaient en fer au début parce qu’il était l’enfant d’un pays où l’on entendait encore le tintement clair des marteaux sur les enclumes et le sifflement de vapeur des fers rougis plongés dans l’eau. Un pays de forges et de forgerons. Il a donc mis un tablier de cuir et tordu dans tous les sens des bouts de ferraille qu’on a exposés dans des musées. Il était devenu un de ces ouvriers qui oeuvrent aux confins des Enfers, ceux qui s’acharnent à faire des objets inutiles et qu’on appelle « artistes ». Après le fer il a essayé tous les matériaux qui s’accordaient avec son caractère : le bois, le granit, le béton, l’acier, l’albâtre, la terre cuite… Et même le papier, les plus beaux, épais, faits main, ainsi que le carton. Il découpait dedans, ou y imprimait, des architectures en forme d’étaux subtils, piégeant l’espace au millionième de millimètre, et dessinait des mains à demi refermées sur un vide que ce geste inachevé rendait vivant. Dehors ses grandes structures capturaient la ligne d’horizon, un fragment de paysage, ou contraignaient le vent de mer échevelé à passer entre les dents de peignes géants fixés par lui dans le roc. A moins qu’il ne reproduise en creux dans une montagne, comme l’empreint inversé d’un de ses totems, une sorte de construction de vide, introduisant de force sous la terre la lumière et l’espace. Un travail de démiurge en phase avec les éléments immatériels et invisibles du monde tels que les lui avaient transmis cette baie de la Concha, où il était né et où il allait mourir, et qui aura été, sa vie durant, l’arrière-pays de ses songes. Car rarement artiste ne fut à la fois plus ancré dans un sol et plus écouté aux quatre coins du monde. Un « musicien des sphères » comme avait dit le vieux philosophe Bachelard qui s’y connaissait en éléments. Il est vrai qu’il était aussi hors du temps qu’il l’était de l’espace. Car ce créateur d’une absolue modernité pouvait paraître étonnamment archaïque, voire anachronique. Il y avait du moine en  lui, par l’intensité de son regard, son ascétisme et sa capacité de silence, et du chevalier, par son physique de conquistador et son attention aux autres. Le Moyen Age, quoi … D’ailleurs il sculptait des portes de cathédrale, récitait du St Jean de la Croix, lisait St Augustin ou Valente et interpellait les auteurs modernes de l’intemporel : Heidegger, Celan ou Octavio Paz. C’étaient là sa vraie dimension, celle des grands espaces intérieurs dont il était devenu tout naturellement le gardien,  dernier recours contre la petitesse et la compromission qui occupaient peu à peu tout le terrain …

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Avril 2014 - Joan Miro

Miro,
Du pinceau de sa paupière
Allume une querelle d’étoiles

En deux vers, tout est dit. Par René Char. Comment parler de Miro, en effet, le plus poète de tous les peintres, sinon par le truchement d’un poète? Comment expliquer logiquement, psychologiquement, sociologiquement, philosophiquement, cet émerveillement de l’enfance sans tuer cet émerveillement? Tout au plus peut-on raconter l’extraordinaire habileté de l’enfant Miro à protéger sa « pensée magique » du réalisme écrasant des grandes personnes. Ce qu’a été la vie de Juanito : un parcours aussi brillant que semé d’embûches pour absorber l’expérience et les techniques de ses aînés sans y perdre son innocence.

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    En fait, depuis ses premiers pas dans la jungle artistique parisienne en plein essor, où tout le monde, impressionnistes, fauves, cubistes, dadaistes … le voulait, l’enfant prodige catalan, tout en multipliant avec bonheur les expériences et les amitiés ne s’abandonnait jamais complètement. Les surréalistes qu’il avait séduits par son imagination débordante le plaisantaient souvent sur son sérieux de petit senorito tiré à quatre épingles. C’est aussi que sa raideur légère, qui le tenait un peu à l’écart des « artistes » trop démonstratifs, protégeait instinctivement en lui ce qui allait faire sa force : une fraîcheur intouchée des sentiments. Laquelle lui faisait ressentir la lune, les étoiles, les fleurs ou les femmes, ses figures de prédilection, avec l’acuité émotionnelle d’un nouveau-né. Il était un terrain resté vierge qu’un discours passionné de Malraux bouleversait et que la vue d’un ciel étoilé remplissait de vie. Il aimait, comme il le disait, « regarder la nuit ». Mieux que tous les autres peintres, à l’exception peut-être de Paul Klee et Calder dont l’enfance affleure dans les créations, il avait réussi à protéger son regard de tous les scepticismes, les ironies, les cynismes, qui éteignent la spontanéité et vieillissent les perceptions. Mauvais joueur André Breton s’était trompé sur lui quand il avait voulu l’annexer : Miro ne souffrait pas, comme le disait le pape du surréalisme, « d’une certain arrêt de la personnalité au stade enfantin ». Il avait simplement réussi à éviter tous les couvercles posés en douce sur les enfants pour étouffer leur génie. Lui seul avait donc échappé à toute « régulation » y compris celle que, comme Breton, on édicte pour soi-même. Ainsi le petit Juan intense et laconique, ouvert au monde mais enraciné dans sa terre, qui préférait faire de la peinture plutôt qu’en parler, était à la fin de sa vie aussi intact qu’au début. Ni les honneurs, ni les discours, ni l’argent, ni les flatteries, ni les musées construits pour lui, ni l’admiration de ses pairs n’avaient pesé sur sa conduite. En vérité la seule chose dont il avait besoin pour vivre était, disait-il « un choc qui me fasse échapper à la réalité. La cause de ce choc peut être un petit fil qui se détache de la toile, une goutte d’eau qui tombe, cette empreinte que laisse mon doigt sur la surface de la table. De toute façon il me faut un point de départ, ne serait-ce qu’un grain de poussière ou un éclat de lumière …». Moyennant quoi tout ce qui naissait de son désir : dessin, gravure, peinture, sculpture, céramiques, vitrail, monument … avait ce caractère enchanteur que donne l’évidence émerveillée d’un dessin d’enfant.

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Février 2014 - Raoul Ubac

Raoul Ubac*, ou Rudolph Ubach, n’est pas l’enfant de l’Allemagne ou de la Belgique, mais d’une région très spécifique des Ardennes à cheval sur ces deux pays : le plateau des Hautes Fagnes. Un territoire de grands espaces que la neige en hiver transforme en une sorte de toundra glaciale où beaucoup mouraient encore de froid il y a un demi siècle quand ils s’y perdaient. Un endroit sauvage fait de forêts et de tourbe à perte de vue qui fabriquait des êtres rudes et rêveurs, renfermés sur eux-mêmes, qu’on pouvait croire comme Raoul « Ubac » prédestinés à vivre dans la partie sans soleil du monde. Tel apparaissait ce dernier : une sorte de marin des Hautes Terres, avec un regard bleu de Cap hornier qui voyait derrière l’horizon, parcourait l’Europe à pied et n’avait d’autre ambition au départ que d’être agent des Eaux et Forêts.

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    Précipité dans l’art par la découverte clandestine du Manifeste surréaliste il se fait photographe, vit seul dans l’Adriatique en tête à tête avec l’immense réserve de pierres blanches de l’Ile de Hvar et confie à la lumière elle-même le soin de transformer les clichés qu’il en tire : brulage, solarisation, pétrification, surimpression … Il semble qu’il tente de forcer la nature elle-même à produire les formes et la matière des œuvres qu’il en tire. Et puis soudain tout change. A 29 ans il abandonne la photographie et commence à recréer le monde à partir d’objets simples et familiers qu’il dessine à la plume : verres et flacons, fruits et pain, couteaux et ciseaux … Rien que du prosaïque où la matière est le vrai sujet du dessin. Comme s’il voulait se nettoyer la tête des sophistications du surréalisme. C’est aussi qu’après le délai habituel (de 10 à 25 ans) de tâtonnement à la recherche de soi l‘artiste Ubac « sait » maintenant de quel art il est porteur. Celui que la terre et ses vagues d’horizons successifs ont inscrit dans sa chair. Rien que de très simple au fond : un ensemble de traces et de sillons, de lignes autant gravées que peintes, quasi sculptées dans un amalgame de résines à la dureté de pierre. Un art primitif, totémique, d’où l’individu est absent : les corps et les torses qui y figurent n’ont pas de visages ( « je ne peux pas, disait-il, faire à la fois un corps et un visage »). Et quand il crée une face c’est « en négatif » : une forme noire dont seuls les contours suggèrent le sens, une ombre chinoise (elle-même dotée d’une ombre!) baptisée étrangement Comme un sol obscur. Un visage-énigme qui est l’inverse d’une projection narcissique de soi-même mais, au contraire, l’affirmation d’une modestie d’ordre cosmique de qui perçoit l’infini du monde et juge l’homme et lui-même à leur juste dimension. Cette même modestie qui lui a fait graver un jour une ardoise avec un clou et le pousse maintenant à sculpter des reliefs dans ce matériau impossible, et dédaigné par les « vrais »sculpteurs : le schiste. Dont la description qu’il en fait a des résonances d’auto-portrait : « Pierre rêche, peu disposée à se plier à toutes les fantaisies, l’ardoise est un matériau ingrat … constitué par la compression d’un nombre infini de feuilles superposées … un livre de pierres … qui s’ouvrirait comme par enchantement par un coup sec donné sur sa tranche … Ainsi le clivage assigne au matériau ses limites au de là desquelles il se refuse à adopter certaines formes … ». Pour quiconque a connu « Rolph » (comme il signait pour ses amis), cette « pierre rêche », ce « matériau ingrat », avait avec son caractère une évidente parenté. Lui  même « ne se pliait pas à toutes les fantaisies ». Mais la fascination qu’exerçait sur lui ce « livre de pierre, cette compression de feuillets », à la fois cassants et inusables, qu’est une ardoise, était de même origine que celle qu’il avait pour ces traces dans la terre que font les labours : les « sillons ». Par leur suggestion d’infini ces accumulations de lignes sans début ni fin étaient les meilleurs activateurs de ce mystique païen créateur de forme. Là était la clef de son œuvre, la motivation quasi religieuse qui le mettait hors de portée des marchands. On ne met pas sous contrat un bâtisseur de cathédrale. Ou, quand on le fait, c’est à ses risques et périls. Plutôt que d’exhiber ses œuvres les plus précieuses à ses yeux, et d’en faire un objet vénal, Ubac, disait-on, les enterrait. Il les rendait à la terre pour être sûr qu’il les retrouverait.

    * Ubac : versant nord et non ensoleillé d'une montagne.

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Novembre 2013 - Kienholz

La représentation de l’avortement, de la folie, de la vieillesse, de la guerre, de la castration, de la prostitution et de quelques autres calamités ont fait d’Edward Kienholz l’artiste maudit de la deuxième moitié du vingtième siècle, chassé  du pays qui se voulait le plus progressiste du monde : les Etats -Unis. Grâce à lui, en pleine guerre froide, alors qu’un immense effort était fait par Washington pour conquérir les cœurs et les esprits, les Institutions américaines se tiraient une balle dans le pied en interdisant d’exposition ce visionnaire scandaleux qui allait faire un triomphe sur le Vieux Continent.

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    Révélant du même coup que la victoire sur les nazis n’avait rien appris aux gouvernants américains osant qualifier a leur tour de « dégénéré » un art qu’ils ne comprenaient pas.
    Rien de plus « populaire » pourtant que cet art à la fois « brut », « naïf » et monumental, inventé par un fils de pauvres fermiers, sans argent ni formation artistique, en train de rejoindre Bacon et Kieffer au panthéon des fous furieux de génie. Ni sculptures ni peintures, ni même installations au sens moderne du mot, ses œuvres s’apparentent à des reconstitutions policières de scènes de crime soudain pétrifiées par un éclair paralysant. Chacune d’elles est un terrible cri silencieux qui ne se borne pas, comme on le dit trop souvent , à être une protestation violente ou satirique contre l’injustice. The Wait, Illegal operation, Roxy’s, Five Car Stud, The State Hospital, Birthday . . . sont tout à la fois une dénonciation et l’expression d’une souffrance personnelle indicible dont les tapis usés, les membres tordus, les ferrailles de rebut qui les composent et le choix de sujets sordides ou répugnants, sont l’expression. Elles sont semblables à ces flèches de douleur en verre qui jaillissent du ventre de la parturiente de Birthday. Mais cette imagerie de bruit et de fureur, sortie tout droit de Faulkner et de la noirceur du péché calviniste, recèle un monde d’étranges beautés. Comme ces visages faits d’horloges sans aiguilles ou d’aquarium vide et de télévision sans image, les quatre vingt dix huit christs exhibant des mains de poupée, l’implacable rigueur formelle de la cellule psychiatrique et surtout l’équilibre parfait de ces espaces créant, en même temps que l’angoisse et la solitude, la beauté consolatrice d’un monument.
    De passage à Londres il arriva que Kienholz achète une lampe Tiffany, souvenir désuet de son enfance. Il vint à l’aéroport serrant dans ses bras l’encombrante merveille de verres opalescents qu’il savait impossible à emballer. Mais les employés de la compagnie d’aviation prétendaient, eux, savoir le faire. Sauf qu’à l’arrivée la lampe était en miettes …et que la compagnie d’assurance traînait les pieds pour payer la prime. Alors  un beau matin, Kienholz, en vrai bûcheron qu’il avait été, mit sur son épaule sa plus belle hache et traversa tout Los Angeles pour aller réclamer son dû. Lequel, spécifia-t-il, devait lui être payé en espèces, bien qu’on soit samedi matin et que les banques soient fermées. Appelé en hâte pour mettre à la raison ce client difficile un brillant sous-directeur tenta l’exploit de faire changer d’avis celui qu’il prenait naïvement pour un artiste caractériel, comme ils le sont tous, qu’on a facilement par la flatterie et de vagues promesses. On ne lui avait pas appris à l’Ecole de commerce qu’il y a encore des gens, indifférents au Progrès, qui vivent dans l’absolu hors de tout intérêt terrestre. Des dieux de l’Olympe en somme. Il ne savait pas qu'il avait devant lui Vulcain-Hephaistos « L'ébranleur du monde » de l'Odyssée. Il ne le comprit que lorsque Kienholz abattit sans pitié sa hache sur sa table directorial, chef d’œuvre d’acier poli signé d’un grand designer, envoyé à la poubelle par un représentant des Enfers ..
    L’Histoire raconte qu’il a retraversé Los Angeles sa hache sur l’épaule, serrant dans l’autre bras un de ces grands sacs à provisions en papier des grandes surfaces rempli de billets verts …

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Septembre 2013 - Calder

Pour l’ « élite »  internationale et les Institutions, Alexandre Calder était un artiste célèbre jalonnant le monde entier de ses rêveries métalliques. Mais pour les galopins tourangeaux qui venaient l’espionner après l’école il était un vieil artisan un peu ivrogne qui fabriquait dans un atelier, immense comme un hangar d’avion,  des « sortes de grands jouets pour le ciel ». Un personnage de féerie, à l’allure de plantigrade blanchi par les ans, qui les interpellait dans une langue incompréhensible prétendant être du français. L’habitant d’une autre planète, en fait, égaré dans la douceur d’une campagne française : un « américain ».

C’était eux, bien sûr, qui avaient raison. Sandy, comme on l’appelait affectueusement , appartenait beaucoup plus à leur monde qu’au nôtre.

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    Ou plutôt, de tous les artistes dont on dit tant qu’ils ont « gardé leur enfance », il était celui qui s’en cachait le moins. La preuve en était ce petit peuple de trolls et de figures magiques qui surgissait souvent sous ses crayons, et ce cirque miniature, si célèbre, avec trapézistes et danseuse du ventre, qu’il avait de toute évidence d’abord fabriqué pour lui …

    Mais ce bébé massif qui, à soixante dix ans, assis en tailleur à même le sol, tordait du fil de fer entre ses gros doigts habiles, ou limait avec soin un bout de ferraille, mettait à son travail une concentration d’horloger. Ce qu’il était en réalité : un expérimentateur de mouvement et d’équilibre testant en permanence la stabilité des choses. Fallait-il un, quatre, ou cinq pieds dans le sol pour arrimer dans l’air les hautes voilures des stabiles ? où se trouvait le point d’équilibre permettant aux branches des mobiles d’être le mieux agitées par le vent ? Cet ingénieur cosmique, titulaire de la meilleure note jamais donnée en géométrie spatiale dans l’Etat de New York, bricolait une maquette de 15cms pour un stabile de 15m, l’apportait à l’usine en précisant « Cent fois ! »  et toutes les proportions tombaient pile. Il n’avait en fait aucun mal à prendre les justes mesures du monde : son corps le faisait pour lui. Sous ses cils broussailleux et ses poils du nez ses sens captaient tout. C’est ainsi qu’en plein milieu d’une interview, profitant d’une pause technique, il se mit soudain en marche sans avertissement. Le réalisateur, surpris, fronça les sourcils, tandis que, sans mot dire, les yeux fixés sur un point, il traversait l’espace qui le séparait des spectateurs. C’est là, dans la petite forêt de jambes et de pieds qui s’écartait sur son passage qu’il se pencha sur un objet que personne n’avait vu. Un petit mouchoir, en fait, dont la blancheur tranchait sur le sol de terre battue. Sa propriétaire se confondit en remerciements tandis qu’il regagnait sa place, de cette même démarche glissante d’ours Kodiak dont la légèreté démentait la masse. Puis il se replaça soigneusement devant la caméra en position d’attente, le visage maintenant détendu, l’air heureux : il avait rendu à l’espace son intégrité.

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Juin 2013 - Francis Bacon

Il y avait chez Bacon une sorte de perfection dans son rapport à l’autre. Perfection de ses vêtements de bonne coupe et de ses chaussures impeccablement cirées. Perfection de sa courtoisie à la fois anglaise par sa discrétion et française par son charme. Perfection de sa conversation parfaitement adaptée à ce qu’il avait deviné de vous. Aucune ostentation ni pause rappelant qu’il était célèbre ou que « la peinture était sa vie ». Rien qu’un échange d’idées amical entre deux personnes se faisant confiance sans se connaître.

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    Il était, à cinquante ans passés, un homme plaisant qui gardait, derrière une maîtrise de soi très british, une spontanéité d’irlandais.Bref un homme cultivé au cerveau si organisé qu’il pouvait, émergeant
    d’un somme dû à la trop bonne chère, reprendre la discussion pile où elle s’était arrêtée : « Le dégoût, pour Kant … » L’organisation de sa vie telle qu’il la décrivait était du même ordre. L’atelier à huit heures « comme un ouvrier », le five o’clock tea chez quelque grande famille de la gentry, le dîner avec les amis artistes et personnalités culturelles. Rien que de très attendu dans cette vie. Rien  qui puisse ouvrir une brèche, en tout cas, liant l’homme à son œuvre. Et d’ailleurs quel homme ? L’artiste célèbre faisant des rétrospectives à travers le monde ? Le peintre passionné tutoyant Michel-Ange, Velazquez, Cézanne, Degas et Picasso pour leur arracher leurs secrets ? Ou l’homosexuel scandaleux qui, surprenant un cambrioleur chez lui, en avait fait son amant ? ou le flambeur extravagant, créateur d’un tripot à Tanger, obligé de se faire mettre sous tutelle pour ne pas être ruiné à vie ? Car ses manières de gentleman et sa vie soigneusement segmentée avaient réussi un temps à masquer ses abîmes. Jusqu’à la nuit où, dans un bistrot un peu glauque, une lame jaillit d’un manche à quelques pas de lui. Un petit homme un peu ivre au visage creusé d’ex-taulard agitait la « flamme »  d’un cran d’arrêt devant des gens tétanisés. Mais pas Bacon. Celui-ci, les yeux brillants, le visage figé, avait soudain une sorte de sourire, comme un animal qui montre les dents. Et dans un éclair le voile se déchirait, l’œuvre et l’homme ne faisant  plus qu’un, dans  un mélange de chairs convulsives et de dents, de papes hurlant dans des cages fictives , de corps d’hommes massifs dont ne sait s’ils se caressent ou s’entretuent, d’êtres informes exhibés comme des objets sur des plateaux ou acculés dans une prison circulaire, ou des visages distendus, torsionnés, gommés, mis en bouillie, à la fois monumentaux et flasques, superbes comme ceux de grands brûlés reconstruits. Et toujours des dents, des dents, des dents et des carcasses de viande suspendues au dessus des têtes …
    Et, dans cette  même magnifique prison de vide qui est la sienne, l’auteur s’était peint , tel qu’il apparait dans ses photos, comme un enfant coupable au regard triste et terrifié, assis au milieu d’un monceau d’immondices.

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Janvier 2013 - Alberto Giacometti

 Finalement chaque œuvre de Giacometti tient du miracle. Moins par sa qualité exceptionnelle que par le risque que le caractère de son auteur lui faisait courir. A voir travailler ce dernier, qu’il s’agisse de dessin ou de sculpture, on pouvait se demander s’il avait vraiment envie de mener à terme l’esquisse de ce visage en train d’émerger d’un crayonnement rageur, lequel pouvait tout aussi bien être interprété comme un refus de faire apparaître cette image, une tentative de la rayer de la création, de la repousser dans le néant d’où sa main la faisait sortir contre sa volonté. Car chaque œuvre semblait entraîner une lutte contre lui-même, contre un « interdit de créer » non-dit qui faisait de la transgression  de celui-ci le véritable but de son art.

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    Ce qui expliquerait l’étrange indifférence qu’il pouvait avoir pour le résultat de cette lutte quand, après avoir malaxé des heures durant un bloc d’argile pour en faire une tête, il l’abandonnait pour aller déjeuner. Là se situait le plus grand danger. Si Diego, son frère, n’était pas dans l’atelier  à son retour pour le convaincre que la tête laissée sur un coin de table en valait la peine (ou s’il ne l’avait pas cachée pour la faire oublier) Alberto, jamais content de ce qu’il faisait, triturait de nouveau sans merci l’argile déjà sculptée, détruisant, pour en faire une autre, ce qui aurait été pour nous un chef d’œuvre. Ce qui laisse supposer qu’en l’absence de Diego ne serait restée, avec de la chance, qu’une seule oeuvre de Giacometti, tant l’acte de triturer et de crayonner sans fin semblait plus important à ses yeux que sa finalité.

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